Après avoir complété sa « dixième année » à l’école Louis-Hippolyte-Lafontaine (3) , Marcel Barbeau doit s’orienter vers une formation qui lui permette de trouver rapidement du travail pour aider sa mère. Refusant de reprendre l’épicerie de son oncle et ayant manifesté de l’ingéniosité et de l’habileté manuelle, ainsi qu’un intérêt pour le bricolage, Marcel Barbeau s’inscrit au programme d’artisanat en ébénisterie de l’École du Meuble de Montréal. L’institution a le double mandat de former des artisans du meuble et des stylistes, dessinateurs de meuble et architectes d’intérieur. À l’instar du Bauhaus en Allemagne, elle diffuse alors, parallèlement à cette formation professionnelle, un enseignement esthétique ouvert sur la modernité. Grâce à la présence au sein du corps enseignant du peintre Paul-Émile Borduas, de l’historien d’art Maurice Gagnon, de l’architecte Marcel Parizeau et du Père Marie-Alain Couturier, promoteur du renouveau de l’art liturgique en France, on y prodigue un enseignement esthétique plus ouvert que celui, dispensé à l’École des beaux-arts. Leur présence dynamique attire plusieurs jeunes gens qui ont déjà une pratique artistique. D’abord inscrit à la section “Apprentissage”, Barbeau reçoit une formation d’artisan au cours de ses deux premières années d’étude à l’École du Meuble. Sa bourse d’étude étant insuffisante pour payer les frais de matériaux scolaires, il continue à travailler à l’épicerie de son oncle les fins de semaines et durant les vacances estivales. Élève assidu, Barbeau obtient de bonnes notes. Ses professeurs lui laisse même entrevoir la possibilité de remplacer un professeur d’ébénisterie, qui doit bientôt prendre sa retraite.
Au cours de l’hiver, en traversant le couloir, Barbeau passe devant la salle de cours où Borduas enseigne le dessin. Subjugué par ce professeur attentif et enthousiaste, le jeune homme ne peut plus désormais se satisfaire de la formation d’artisan ébéniste. Il demande sa mutation à la section Artisanat. Ses bons résultats scolaires et les projets d’orientation vers l’enseignement, que son « professeur de siège » nourrit à son égard, lui permettent d’obtenir une dérogation et de s’inscrire l’année suivante au programme d’Artisanat bien qu’il n’ait pas complété ses études secondaires, comme cela est généralement obligatoire pour l’inscription dans cette section.
Début avril, il visite l’exposition Tableaux Célèbres Hollandais – Cinq siècles d’art hollandais, présentée du 9 mars au 9 avril à l’Art Association (Musée des beaux-arts de Montréal). C’est l’une de ses premières visites au musée. Bien que sa culture artistique soit alors très limitée, il y remarque surtout les rares œuvres modernes de l’exposition: les Van Gogh et une Composition de Mondrian(4), seule abstraction de cette exposition. Cette visite le confirme dans sa nouvelle orientation.
Avec Borduas, Barbeau se découvre une passion et un talent pour l’art. Il s’initie à la pensée des surréalistes à travers leurs écrits, particulièrement à la lecture d’anciens numéros du Minotaure, aux esthétiques modernistes et à l’œuvre de ses maîtres. Matisse, de Chirico, Miro et Klee sont, en peinture, les premières sources d’inspiration reconnues du jeune Barbeau. Au cours de l’hiver (1944-1945), Barbeau réalise ses premières peintures modernistes, inspirées de ses lectures des textes d’André Breton sur l’automatisme “surrationnel”. Parallèlement à ses premières peintures d’inspiration surréaliste, il réalise des sculptures en plâtre à la limite de l’abstraction, qui semblent inspirées de ses lectures du Minotaure et particulièrement des sculptures et des reliefs de Hans Arp, qui y sont reproduites. Il se lie d’amitié avec ses confrères, Jean-Paul Riopelle et Maurice Perron, qui deviendra le photographe du groupe des Automatistes. (5)
Barbeau commence à fréquenter l’atelier de Borduas, qui reçoit les mardi au 3040 de la rue Mentana. (6) Parfois, la soirée se poursuit tard dans la nuit autour d’une tasse de café à la résidence de ce dernier, au 983 de la rue Napoléon. Barbeau, qui jusque-là n’a guère eu l’occasion de s’initier aux arts et aux lettres, y fait son éducation culturelle. Il y rencontre d’autres jeunes disciples de Borduas, les peintres, Fernand Leduc, Pierre Gauvreau, Jean-Paul Mousseau et Guy Viau, les chorégraphes Françoise Sullivan, Françoise (Lespérance) Riopelle et Jeanne Renaud, l’étalagiste, Madeleine Arbour et les poètes Claude Gauvreau, Rémi-Paul Forgue et Thérèse Renaud, ainsi que l’étudiant en psychiatrie, Bruno Cormier, qui écrit alors des œuvres dramatiques, parallèlement à ses études. Claude Gauvreau introduit Marcel Barbeau à la littérature surréaliste et dadaïste et il l’invite à des concerts et des récitals de musique classique, pour lesquels il obtient parfois des billets gratuits grâce aux amitiés de Madame Gauvreau dans le milieu artistique.(7)
Sur la recommandation de Borduas, il devient membre junior de la Société d’art contemporain. L’une de ses peintures est retenue pour l’exposition annuelle de cette association au Musée des beaux-arts de Montréal. La critique, qui s’attarde aux valeurs sûres ou aux œuvres de débutants qui, comme André Jasmin, s’engagent dans des voix plus familières, ignore cependant son envoi tout comme ceux de ses confrères Jean-Paul Riopelle et Jean-Paul Mousseau. (8)
Barbeau est aussi admis au Soixantième Salon du printemps, exposition compétitive annuelle, organisée par l’Art Association of the Montreal Museum of Fine Arts. Ouverte à tous, l’exposition regroupe des professionnels, des étudiants et des amateurs, des peintres académiques comme des tenants du modernisme.
Barbeau y expose du 5 au 29 avril, une huile, Convoitise(9). Il s’agit d’une œuvre de format moyen, si on en juge par le prix de 40 $ Can (1252.73 FF (1945) soit 126.073 €), inscrit dans le catalogue de l’exposition, prix qui est légèrement inférieur à la somme de 50 $ Can (1 565.91 FF (1945) soit 159,53 €) payée pour Veillomonde, l’année suivante.
Pendant les vacances d’été, Barbeau continue à travailler à l’épicerie familiale. Il se rend à quelques reprises à Saint-Hilaire, où Borduas vient d’emménager dans un nouvel atelier et où la famille Gauvreau loue une maison de ferme pour la saison estivale.
À l’automne, Barbeau entreprend sa quatrième année d’études à l’École du Meuble. Devant l’impatience de sa mère et de ses sœurs, qui ne supportent plus l’invasion du séjour et de la salle à dîner par ses tableaux, il loue d’un voisin un hangar, situé à l’arrière du 4549 de la rue Saint-Hubert, afin d’y aménager un atelier(10). Charlie Talbot, un ancien confrère de l’école Louis-Hippolyte-Lafontaine, lui sert d’intermédiaire auprès de ses parents. L’espace est exigu, ne comporte qu’une seule fenêtre, et les murs de planches de bois, couverts de tôle d’acier, ne sont pas isolés et laissent filtrer le jour et le froid à travers les fentes. Néanmoins, Barbeau invite son confrère, Jean-Paul Riopelle, dont la famille s’oppose fermement à sa vocation artistique (11) , à partager cet atelier de fortune avec lui. Parfois d’autres jeunes artistes, Jean-Paul Mousseau et Bernard Morisset, se joignent à eux. Les poètes Claude Gauvreau et Rémi-Paul Forgue en sont des visiteurs assidus. On connaît ce local sous le nom, “Atelier de la ruelle”. Le chauffage, qui devient rapidement essentiel, se réduit à un petit poêle à charbon rudimentaire, qu’on appelle «truie» ou «tortue» à cause de sa forme arrondie et son empattement bas. Il y fait tellement froid en janvier et février que les murs se couvrent alors de verglas. Par dérision, les jeunes artistes délimitent au sol des zones climatiques: près du poêle, un cercle rouge indique la zone torride et les risques de brûlure; plus loin un cercle vert accueille la zone tempérée où il fait bon peindre; plus loin encore près des murs, un cercle bleu rappelle que le froid risque de nuire au séchage des tableaux.(12)
Malgré ces conditions difficiles, s’ouvre pour Barbeau et Riopelle, qui n’ont plus à subir les contraintes familiales, une période d’expérimentation intense, tant du point de vue formel que technique. S’inspirant de descriptions d’expériences d’écriture automatique publiées dans Le Minotaure, ils réalisent leurs premières expériences d’automatisme mécanique en dessin et en peinture.(13) Dans l’urgence du besoin de création, ils expérimentent parallèlement les techniques de la détrempe, de la décalcomanie, des projections, des giclées, des coulures et du travail à la spatule. L’émulation de ces expérimentations parallèles incite les jeunes artistes à repousser toujours plus loin les frontières de leur art. Alors que son emploi à temps partiel de garçon d’épicerie lui permet de se payer des matériaux d’artiste, ses compagnons doivent recourir à des matériaux de commerce (émail et peinture pour automobile). Curieux des matériaux de fortune, souvent trouvés, qu’ils utilisent, Barbeau accepte une pièce de jute que lui offre Mousseau et comme lui, il associe à ses pigments habituels, de l’émail noir pour peindre le tableau Composition (MBAC). Libéré de la crainte de gaspiller des matériaux de qualité, Barbeau peint là le premier tableau abstrait dont il est entièrement satisfait ; il l’échange aussitôt avec Jean-Paul Mousseau contre un tableau de ce dernier. Insatisfait de la matière et du support, Barbeau reviendra cependant rapidement aux matériaux d’artiste traditionnels. Il n’utilisera plus de jute comme support, lui préférant le Masonite (bois aggloméré) ou le carton, qu’il juge plus solide. Constatant les difficultés de contrôle de l’émail, qu’il juge trop liquide, et s’inquiétant de son potentiel de conservation, exigence de pérennité que lui a transmise Borduas, il l’abandonnera également, après l’avoir utilisé dans quelques autres tableaux, comme Forêt vierge (MBAC). Il n’y reviendra que très occasionnellement, pour trois ou quatre tableaux, en 1951, puis pour trois autres peintures gestuelles, en 1957.
Pour payer le loyer et acheter son matériel d’artiste, Barbeau continue à travailler à l’épicerie de son oncle le soir et les fins de semaines, tout en poursuivant de façon intensive sa recherche en peinture.
À l’École du Meuble, Barbeau participe à un mouvement de protestation des étudiants finissants contre les modifications apportées au syllabus du cours de Décoration et composition, désormais axé strictement sur la décoration intérieure, et contre le remplacement de Borduas par un professeur de tendance académique.(14) Il obtiendra son diplôme de dessinateur de meubles en mai, malgré des résultats nettement inférieurs à ceux des années précédentes, selon l’artiste.(15)
En février, l’envoi de Marcel Barbeau est accepté à l’exposition annuelle de la Société d’art contemporain qui se tient au Musée des beaux-arts de Montréal. Il y expose trois aquarelles. Du 28 mars au 28 avril, il participe au soixante et unième Salon du printemps du Musée des beaux-arts de Montréal où il présente la peinture, Ténébreuse, Étrange, Inattendue.(16)
Les jeunes disciples de Borduas pressent leur maître d’organiser une exposition de groupe.(17) Madame Gauvreau, la mère de Pierre et de Claude Gauvreau, leur permet d’obtenir gracieusement un local commercial désaffecté, situé au 1257 de la rue Amherst, que vient d’abandonner le comité de marraines de guerre auquel elle était associée. Barbeau participe à sa transformation en galerie d’art de fortune et à l’accrochage de la première exposition du groupe qu’on appellera bientôt «Automatistes ». Elle a lieu du 20 au 29 avril. À la porte, une affiche d’inspiration surréaliste annonce : «Ouvrez-les yeux » .(18) À l’exposition de la rue Amherst, Claude Gauvreau et Marcel Barbeau rencontrent Marcelle Ferron, une jeune peintre, qui dit travailler dans la même voie proche du surréalisme que les Automatistes. Elle les invite à visiter son atelier. (19) À la suite de cette visite, ils l’introduisent à Borduas. Toutefois, ce n’est qu’au début des années cinquante que Borduas l’invitera à participer aux expositions du groupe.
Affolé par ces jeunes qui «barbouillent» les murs de son hangar, Riopelle ira jusqu’à découper l’un d’eux sur lequel il a peint, Monsieur Talbot exige de reprendre possession du local. En mai, Barbeau doit quitter l’atelier de la ruelle. Il trouve un autre hangar semblable à celui de la rue Saint-Hubert derrière le 4553 de la rue Resther où il emménage seul cette fois. Il ne l’occupera que quelques mois.(20)Fuyant l’inconfort et craignant de devoir peindre à nouveau dans des conditions de froid extrême, il le quitte à la première occasion. Au cours de cet été 1946, il se rend à Saint-Hilaire où il visite Borduas, qui réside désormais dans sa nouvelle maison au bord du Richelieu.
Vers la fin de l’été, le poète Rémi-Paul Forgue lui propose de partager un atelier confortable rue Université. Ils conviennent que Barbeau l’occupera le jour et que le poète y écrira et y logera la nuit. Barbeau y réalise ses premières sculptures de broche recouvertes de papier mâché laqué. Il y poursuit sa série de plus de quarante peintures gestuelles, dont certaines, presque all over, sont de format assez grand, au dire de l’artiste. Le prix demandé pour Vol incrusté des quasi-feuilles sensibles, qu’il expose en novembre à la Galerie Dominion avec la Société d’art contemporain (21)et un portrait de l’artiste, par Maurice Perron , sur laquelle Barbeau pose à côté d’un de ces tableaux, le confirment. C’est là aussi qu’Il réalise Le tumulte à la mâchoire crispée, qui deviendra une des peintures “phares” de la période automatiste, ainsi que la plupart de ses autres peintures figurant dans la seconde exposition des Automatistes. C’est là, dit-il, qu’il peint les meilleurs tableaux de cette période.
Du 15 février au 1er mars, Barbeau participe à la seconde exposition du groupe à la résidence familiale des Gauvreau, située au 75 de la rue Sherbrooke Ouest (Montréal). Ily présente 10 peintures à l’huile sur toile, dont trois, d’assez grand format, et neuf petites encres de couleur. (23) Tancrède Marsil, un étudiant de l’Université de Montréal, journaliste au journal étudiant le Quartier latin, qualifie leur peinture d’«automatisme» .(24) Ce terme, déjà utilisé par Claude Gauvreau et par d’autres membres du groupe pour qualifier leur démarche, est aussitôt repris par l’ensemble des critiques d’art montréalais qui en font rapidement l’étiquette du groupe et de leurs œuvres. L’exposition attire plusieurs collégiens et étudiants de l’Université de Montréal. Timide, Barbeau se fait éloquent pour défendre la nouvelle esthétique automatiste auprès des visiteurs.(25) Une des huiles de Barbeau, Veillomonde, est achetée par Bernard Leprohon, un jeune diplômé de l’École polytechnique.(26) C’est la toute première vente du jeune artiste. Une de ses encres est acquise par un autre jeune polytechnicien, ami des Automatistes, Denis Noiseux, époux de Magdeleine Desroches, une jeune peintre, proche du groupe des Automatistes.(27)
À la mi-février, il figure également dans l’exposition rétrospective La peinture montréalaise des dix dernières années au Cercle universitaire de Montréal. Les œuvres exposées proviennent des collections personnelles des membres du Cercle. Barbeau y est représenté par des huiles très colorées qui, selon François Gagnon de La Presse, «font éclater comme des feux d’artifice » .(28) Du 21 mars au 20 avril, il participe au Salon du printemps du Musée des beaux-arts de Montréal avec deux envois : Vol incrusté des quasi-feuilles sensibles et Cavernane.(29)
Barbeau conçoit et exécute le décor de la pièce Sans titre de J. T. Maeckens (Jean Mercier, ami de Claude Gauvreau) et tient un rôle de figurant dans la représentation de Bien être de Claude Gauvreau. Les deux spectacles du Théâtre Moderne sont présentés le 20 mai au Congress Hall de Montréal, situé au 54 ouest, rue Dorchester.(30)
Ses œuvres sont retenues par un jury composé de Borduas, Brandtner, Lismer et Pellan,(31) pour représenter le Québec au Festival mondial de la jeunesse à Prague, manifestation qui doit se dérouler au cours de l’été 1947. Les œuvres sont exposées à Montréal et ailleurs au Canada avant leur départ pour la Tchécoslovaquie.
Au cours de l’hiver, Barbeau poursuit intensivement des recherches picturales à l’atelier de la rue Université. Il y produit une quarantaine de peintures au cours de l’hiver. Ces peinture de matière très fine, selon l’artiste, peintes tout en surface, atténuent la profondeur de champ jusqu’à son abolition en se répendant de part en part jusqu’aux limites du tableau, dans le prolongement de Vol incrusté des quasi feuille sensibles , de l’automne 1946. Fier de cette production, il invite Borduas et ses amis à son atelier vers la fin mai pour la leur présenter. Borduas rejette en bloc tous les tableaux, alléguant leur absence de profondeur et leur confusion du fond et de la forme. Des membres du groupe qui sont présents, seul le poète Claude Gauvreau défend ses œuvres. Brisé par ce qu’il perçoit comme un rejet et un échec, Barbeau repeint rageusement tous ses tableaux dans une recherche de conformité à leur jugement. S’acharnant » sur ces peintures au mépris de ses recherches antérieures et sans considération pour les exigences techniques de respect des périodes nécessaires au séchage entre chaque mouvement, il a détruit d’un point de vue formel les images qu’il avait créées plus tôt au printemps avant de les détruire physiquement . Les nouvelles peintures résultant de sa tentative de récupération n’étaient plus, d’après Barbeau, qu’un amoncellement informe de matière grisaillée et elle étaient irrécupérables. Désespéré, regrettant déjà cette intervention, il interrompt sa production artistique pendant plusieurs mois. Il évite de justesse la dépression en jouant au tennis durant tout l’été, parfois presque sans relâche du matin jusqu’au soir.(32) Il participe cependant à l’exposition Automatisme, à la Galerie du Luxembourg, rue Gay-Lussac à Paris, du 20 juin au 13 juillet avec une seule aquarelle, apportée par Leduc l’hiver précédent. (33) Il reviendra à la peinture que le printemps suivant.
Barbeau maintient ses relations avec ses confrères automatistes par l’intermédiaire de Claude Gauvreau. Sous l’influence du peintre Fernand Leduc, qui vit désormais à Paris, et du poète Claude Gauvreau, le petit groupe ressent le besoin de se distinguer du milieu artistique montréalais et d’affirmer ses positions éthiques et esthétiques. L’organisation d’expositions ne leur suffit plus, désormais il leur faut proclamer publiquement leur pensée libertaire. Le projet d’un manifeste se concrétise. Des ébauches de texte circulent. Claude Gauvreau, qui est le seul membre du groupe avec lequel Barbeau conserve des relations suivies après l’évènement du rejet de sa production du début 1947, lui en présente les différentes versions.(34)
Malgré cette interruption, Barbeau participe à la dernière exposition de la CAS qui se tient du 7 au 29 février à l’Art association et son nom est mentionné dans les critiques de l’exposition. L’accrochage qui relègue encore une fois les disciples de Borduas dans une salle exiguë ce qui accroît les dissensions croissantes entre le petit groupe et les autres membres de la Contemporary Art Society. La réunion qui suit consacre la rupture entre les «anciens» et les «modernes» et entraîne la dissolution de la CAS.(35)
À la demande de Françoise Sullivan, Barbeau crée un masque pour le costume de sa nouvelle chorégraphie, Dédale. La représentation est prévue pour le 3 avril à la Maison Ross, rue Peel. Barbeau utilise du gros fil métallique pour fabriquer ce masque qui se prolonge dans une coiffure inspirée de ses sculptures de papier mâché. Mais ce casque est lourd et inconfortable et la danseuse le perd constamment dans la violence des mouvements de “derviche” de sa chorégraphie. Elle ne peut pas le porter pour le spectacle (36) ce qui provoque une nouvelle déception pour Barbeau.
À la fin de l’hiver, Claude Gauvreau présente à Barbeau, Suzanne Meloche, une jeune artiste et poétesse d’Ottawa avec laquelle le poète entretient des relations épistolaires. (37) Barbeau en devient éperdument amoureux. Il revient à la peinture, repeignant entièrement les quelques toiles de l’année précédente, qu’il n’a pas entièrement détruites. Pour se rapprocher de Suzanne Meloche, il loue comme atelier le sous-sol de la maison de la rue Fabre où elle vient d’emménager. Dans ses nouvelles peintures, il se soumet au jugement de Borduas et de ses confrères et tente de retrouver l’espace «allant vers l’infini», préconisé par son maître. Il invite Borduas à voir cette nouvelle production que ce dernier apprécie l’encourageant à poursuivre dans cette voie. Maurice Perron se rend à l’atelier de fortune de Barbeau pour y photographier Coquille évoluée des mers brûlantes, une de ses sculptures, retenue par Borduas pour être reproduite dans le manifeste du mouvement automatiste. Barbeau profite de sa présence pour lui faire photographier une autre sculpture et sa nouvelle production en peinture depuis l’hécatombe du printemps précédent. Mais Barbeau en est insatisfait, les trouvant trop sages et regrettant déjà ses peintures all over de l’année précédente. Ces peintures seront également détruites pour la plupart et celles qui échapperont à cette furie autodestructrice seront perdues dans ses nombreux déménagements. À l’exception d’œuvres prêtées ou données à des amis, le reste de sa production des années antérieures disparaîtra dans un grand ménage du hangar de la maison familiale.
Bientôt, Barbeau quitte la résidence familiale pour partager discrètement la chambre de Suzanne Meloche. Le propriétaire, Monsieur Rivest, surprend les jeunes amants. Jugeant cette cohabitation immorale, il les somme de quitter les lieux ou de se marier, leur offrant même d’accélérer les procédures en les faisant exempter de la publication des bans grâce à l’intervention de son frère, curé de la paroisse voisine. Marcel Barbeau épouse Suzanne Meloche le 7 juin 1948 à l’église Saint-Philippe de Montréal. Son oncle, George Saint-Antoine lui sert de témoin alors que Claude Gauvreau est celui de Suzanne Meloche. (38) Le jeune couple s’installe quelques semaines plus tard dans un petit appartement du 3185, de la rue Evelyn à Verdun, banlieue ouvrière de Montréal, propriété de la famille de Guy et Jacques Viau, d’anciens confrères de l’École du Meuble. (39)Les deux frères qui viennent de créer une maison de décoration et de fabrication de meubles exclusifs lui offre un emploi de dessinateur. Barbeau y travaillera pendant trois ou quatre mois. Mais les jeunes dessinateurs sont trop audacieux pour la clientèle montréalaise de l’époque et ils sont confrontés à la production en série qui commence à se développer. Les commandes se tarissent rapidement et la jeune entreprise doit bientôt limoger ses employés.
Au cours de l’été, il signe le manifeste Refus global et il participe à son impression. Une de ses sculptures, Coquille évoluée des mers brûlantes, y est reproduite. Le manifeste paraît le 8 août. Le manifeste fait scandale dans la société québécoise. Borduas perd son emploi à l’École du Meuble. Avec quelques anciens élèves de Borduas, Marcel Barbeau témoigne dans La Clairon en faveur de Borduas pour dénoncer son renvoi de l’École du Meuble. (40) Le maître et ses jeunes disciples deviennent les cibles de la critique et des institutions québécoises, situation qui se prolongera pendant plusieurs années. Un article de Maurice Gagnon sur le mouvement automatiste paraît dans le numéro 3 du volume V du magazine, Canadian Art. Le nom de Barbeau y est cité. (41)
Après la perte de son emploi chez les frères Viau, Marcel Barbeau retourne travailler à l’épicerie de son oncle les fins de semaine et il effectue divers petits boulots pour assurer la survie du couple.
Barbeau entreprend une petite série d’encres de couleur sur papier. Il développe alors un nouveau procédé de découpage et de cadrage à posteriori de ses peintures gestuelles qu’il recompose de cette façon.(42) Il amorce ainsi la série des Combustions originelles qu’il poursuivra jusqu’en 1953.
Il contresigne avec son épouse et plusieurs artistes et intellectuels québécois une lettre de protestation, rédigée par Pierre Gauvreau, contre l’oppression des membres du parti communiste et contre l’emprisonnement d’un chef huron qui tente alors de créer un gouvernement amérindien et défend la liberté d’expression. La pétition paraît dans le numéro du 5 février du quotidien Le Devoir et dans celui du Canada du 8 février. (43)
Barbeau participe au Salon du printemps du Musée des beaux-arts de Montréal avec deux grandes huiles Soupirs dans le Trébuchard Pittoresque des Alentours Poudres et Une maîtresse cajole un Arc-en-ciel(44). Le titre du premier tableau laisse penser qu’il devait probablement appartenir à sa production de la cave de la rue Fabre, le printemps précédent. Seul Charles Doyon mentionne brièvement sa participation au Salon dans Le Clairon(45).
Ayant repris sa production artistique, Barbeau incite sa compagne, poétesse, à écrire à nouveau. Pour l’encourager, il lui propose d’en faire une édition miméographiée et d’illustrer la couverture d’une de ses encres.(46) À cette fin, il entreprend des démarches auprès de Borduas pour que Mitra-Mythe l’édite. Quelques copies sont produites semble-t-il.(47)
Les Barbeau quittent la banlieue pour retourner à Montréal. Ils louent rue Jeanne-Mance, une chambre double, qui sert à la fois de logement au jeune couple et d’atelier, à l’artiste. Le 8 mai, Suzanne Meloche donne naissance à une fille, Manon. En juin, Barbeau signe une nouvelle pétition d’artistes et d’intellectuels québécois pour appuyer les grévistes de la mine d’amiante d’Asbestos et pour protester contre la répression gouvernementale dont ils font l’objet.(48)
En juillet, Barbeau tient une exposition d’encres de couleur dans son petit logement de la rue Jeanne-Mance. C’est la période des vacances et les visiteurs sont peu nombreux. Le collectionneur et historien d’art d’origine suisse, L. V. Randall visite cependant l’atelier de Barbeau et lui achète une encre de couleur. (49) C’est probablement aussi à cette occasion, qu’Yves Lasnier, un étudiant de l’Université de Montréal, rencontré à la seconde exposition des Automatistes, lui achète la petite encre de sa collection.. (50)
Ce document est tiré de la thèse de doctorat de Ninon Gauthier, « Échos et métamorphoses dans l’œuvre de Marcel Barbeau Catalogue des peintures (1945 – 1971) et catalogue des sculptures (1945 – 2000), préparée sous la direction du Professeur Serge Lemoine et soutenue à l’Université Paris IV – Sorbonne le 9 mars 2004.
3: Documents personnels, archives personnelles, de l’artiste.
4: GAGNON, François-Marc, Chronique du mouvement Automatiste, Édition Lanctôt Éditeur, Montréal 1998, p. 143. — Dans cet ouvrage, l’historien d’art François-Marc Gagnon identifie cette composition comme étant la Composition n° 7 que Piet Mondrian produisit à Paris en 1937 et qu’il compléta à New York en 1942. Pour ce faire — le catalogue de l’Art Association n’étant pas illustré — il s’appuie sur la reproduction de ce tableau dans celui publié par le Musée des beaux-arts du Canada (Galerie Nationale, Ottawa), qui avait présenté la même exposition en février 1944. Il le décrit comme un tableau donnant “… plus d’importance aux plans colorés derrière le croisement des lignes noires.” Ce tableau a pu avoir une certaine influence sur les toutes premières peintures de Marcel Barbeau, qui réduisent les figures à de larges plans colorés cernés de couleurs contrastantes ou de blanc, comme dans ses peintures de 1947 composées de fragments de plans colorés de formes irrégulières.
5: Conversations avec l’artiste 1982, confirmées en 2002.
6: Op. cit. Chronique du mouvement automatiste, p.193, note 1.
7: Cf. note 4.
8: Fonds d’Archives du Musée des beaux-arts de Montréal, dossiers de presse sur les expositions de la C.A.S.
9: Fonds d’Archives du Musée des beaux-arts de Montréal. Catalogue du Salon du printemps 1945, Evelyn de R., Formerly Montreal Museum of Fine Arts Spring Exhibitions 1880-1970, MMFA, Montreal, date p. 15.
10: Cf. note 4.
11: Entrevue téléphonique avec Jean-Paul Riopelle en septembre 1994.
12: Cf. op. cit. note 5 p. 219. Nombreuses conversations sur ce sujet avec l’artiste depuis 1968 et entrevue avec Jean-Paul Riopelle à Sainte-Marguerite en juillet 1988 et entrevue avec Jean-Paul Mousseau en décembre 1989.
13: Nombreux témoignages de l’artiste depuis 1968.
14: Lettre de six étudiants, dont Marcel Barbeau, à Jean-Marie Gauvreau, directeur de l’École du Meuble, Montréal, 25 février 1946. Service des archives et de gestion des documents du cégep du Vieux-Montréal dépositaire des documents d’archives de l’École du Meuble. Il a été impossible de retrouver le curriculum, les syllabus de cours de l’époque de même que les documents concernant les résultats scolaires de Barbeau autres que ceux obtenus en fin d’études.
15: Cf. note 12.
16: Cf. note 8. Catalogue du Salon du printemps 1946.
17: Cf. note 8 et 9.
18: Conversations entre Marcel Barbeau et Pierre Gauvreau à l’occasion de l’organisation de l’exposition anniversaire de la première exposition automatiste, Ouvrez-les yeux à la Galerie Le Patrimoine à Chloé en avril 1976. C’est Barbeau qui avait déniché cette affiche, véritable objet-trouvé, et qui l’avait posé dans la porte de cette galerie de fortune.
19: Témoignages répétés de Marcel Barbeau et conversation privée entre Marcel Barbeau et Marcelle Ferron en octobre 1971 à l’occasion du vernissage d’une visite privée de l’exposition par les exposants, la veille du vernissage officiel.
20: Cf. note 4 et entretien avec l’artiste, 15 février 2002.
21: Catalogue de la Société d’art contemporain, Bibliothèque du MBAM.
22: Fonds d’archives photographiques de Maurice Perron, Musée du Québec.
23: GAUVREAU, Claude, “L’épopée automatiste vue par un cyclope”, La Barre du jour, n° 17-20, janvier-août 1969, p. 63-64.
24: MARSIL, Tancrède jr, » Les Automatistes — École Borduas », le Quartier latin, 28 février 1947, p.4.
25: Entrevue téléphonique avec Michèle Lasnier, octobre 1994.
26: Commentaire de l’artiste lorsqu’il a identifié cette œuvre chez Madame Varin, courtière en art et antiquité à qui ce collectionneur l’avait confié au printemps 1980. Il a également évoqué alors l’achat d’une œuvre sur papier par un ami de ce jeune polytechnicien, Denis Noiseux, qui fréquentait groupe des Automatistes. Ce dernier avait épousé Magdeleine Desroches une jeune femme peintre, amie du groupe automatiste, qu’on voit sur une photographie de groupe prise dans l’exposition de la rue Sherbrooke par Maurice Perron. Selon Barbeau, c’est probablement lui qui avait amené Bernard Leprohon au vernissage de l’exposition automatiste.
27: Cf. note 4.
28: GAGNON, François, « La peinture montréalaise des dix dernières années », La Presse, Montréal, 15 février 1947.
29: Cf. note 8. Catalogue du Salon du printemps 1947.
30: LACROIX, Laurier, Borduas et les automatistes, Galeries Nationales du Grand Palais et Musées d’art contemporain de Montréal, Paris-Montréal, 1971.
31: Op. cit. note 3, p. 422.
32: Le psychiatre, Dr Hugues Cormier, consulté à ce sujet, explique que c’était là une façon très saine de réagir à un début de dépression. Cf. note 4. Voir aussi Op. cit. note 3, et note 20.
33: En avril 1994, à l’occasion d’une visite chez les Leduc, Fernand Leduc s’est rappelé d’avoir longtemps conservé cette aquarelle de Marcel Barbeau qu’il devait lui remettre et qu’il a probablement fini par égarer dans un déménagement.
34: Cf. note 4.
35: Op. cit. note 3, p. 453-462.
36: Cf. note 4. Aussi, conversation entre Marcel Barbeau avec Françoise Sullivan en 1978 lors d’une rencontre au Studio Nouvel Aire au cours de laquelle cette dernière demande à Barbeau de réaliser pour elle une copie de ce masque pour la reconstitution et la représentation de sa chorégraphie Dédale. Le fait que Françoise Sullivan ait présenté cette demande à Barbeau en relation avec la reconstitution de Dédale par Ginette Laurin, nous incite à situer cet évènement en 1948 en relation avec son spectacle à la Maison Ross plutôt qu’en 1949, tel qu’indiqué dans Chronique du mouvement automatiste. Op. cit. note 3, p. 610
37: Cf. note 4. Ces évènements sont aussi relatés par Claude Gauvreau. Cf. note 20.
38: Extrait de mariage de Marcel Barbeau et Suzanne Meloche, 7 juin 1948. Cour supérieure. Service de l’état civil. Archives personnelles de Marcel Barbeau.
39: GAUVREAU, Claude, « Borduas jugé par ses élèves », Le Clairon de Montréal, 15 octobre, 1948, p. 5.
40: Op. cit. note 3, p. 614.
41: GAGNON, Maurice, « D’une certaine peinture canadienne, jeune… ou de l’Automatisme “, Canadian Art, vol V, n° 3, 1948. P. 136-145.
42: Op. cit. note 3, p. 576.
43: Cf. op. cit. Note 3. p. 573 à 587. N’ayant pas été aux avant-postes de l’action dans cette affaire, Marcel ne se souvient que vaguement d’avoir signé cette pétition et des évènements entourant sa publication. Il en conserve d’ailleurs une copie non datée dans ses archives personnelles. Pour le détail, je m’en suis référée à l’ouvrage de Francois-Marc Gagnon.
44: Cf. note 6, catalogue du Salon du printemps, MBAM, Montréal, 1949
45: Charles Doyon, ‘Le 66e Salon du printemps ‘, Le Clairon, 20 mai 1949, p4.
46: Op. cit. n° 3. p. 631.
47: Dans une conversation téléphonique en juillet 1998, Marcelle Ferron affirmait qu’elle possédait une copie des Aurores fulminantes de Suzanne Meloche, accompagnée d’une encre de Marcel Barbeau. Elle devait la rechercher dans ses cartables, mais déjà très affectée par la maladie, elle n’a semble-t-il pas réussi à retrouver le livre et l’encre.
48: Op. cit., note 3 p. 614.
49: Cf. note 4 et entrevue avec Suzanne Randall, été 1994.
50: Entretien avec Jacques Lasnier à l’occasion d’une séance de photographie en octobre 1994. — Cette encre est de la même série que celles de la collection de Manon Barbeau (1949).
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